Trente ans après une première salve d'aventures (voir l'anthologie En attendant l'Apocalypse), Dope Rider remonte en selle pour une série de récits en une planche. Le cow-boy fétiche de Paul Kirchner est resté le même, ses activités se résumant essentiellement à rouler des joints, fumer des bongs, ou encore courir après ses hallucinations dans des rêveries métaphysiques... Mais de fréquentes déchirures dans la trame de la réalité conduiront Dope Rider à croiser sur sa route aussi bien John Wayne que les Loney Toones, à participer à la mission Appollo 11, ou encore à voyager dans des versions revues et corrigées de la Batmobile et du sous-marin jaune des Beatles.Se jouant de la perspective comme de la langue et des barrières culturelles, ces planches sont pour Paul Kirchner l'occasion d'inventer des paysages oniriques originaux tout en convoquant une multiplicité de références, issues aussi bien de la culture pop récente que de la contre-culture hippie, des cosmogonies amérindiennes que de l'âge d'or des années 1950. Comme si le projet-même était un prétexte pour revisiter le patrimoine mythologique américain, dans toute sa diversité.Quoiqu'il en soit, Dope Rider ne s'amuse (et n'amuse) jamais autant que lorsque qu'il renvoie dos-à-dos des élucubrations new age et la réalité, semblant pointer l'absurdité de toute chose. Dope Rider se moque de tout et reste finalement très humain dans son attachement pragmatique à la satisfaction de son besoin de base : se défoncer.
Aboutissement de plusieurs années de maturation, Sylvie Fontaine illustre dans son Poulet du Dimanche, une chronique de la métamorphose. Succession de saynètes de lavie quotidienne où chaque individu devient l'objet de mutations toujours déconcertantes, le livre met en jeu des rapports humains soudainement transfigurés par cette intrusion du fantastique. Suivant minutieusement ce principe, l'auteur dissèque tour à tour les frustrations et les bonheurs de l'adolescence, des rapports amoureux ou encore de la maternité. L'ensemble forme une narration muette qui, à tout s'enchaîne sans causes ni conséquences, invite à la contemplation.Sixième album de Sylvie Fontaine, notamment après Cubik et Calamity. Préface de Moebius.
Un petit homme rend visite à sa mère, il attend un moment sur le palier avant qu'un être énorme et dégoulinant lui ouvre la porte.« Mais vous n'êtes pas du tout ma mère !– Si, c'est moi mon chéri. Viens, prenons le thé. »Ils s'installent et le monstre maternel raconte les étapes de sa métamorphose depuis la mort de son époux. La douleur de la perte s'est répandue hors d'elle, l'a engluée peu à peu jusqu'à devenir cette masse liquéfiée qui réapprend à vivre.Raconté l'air de rien à l'heure du thé, Qu'est-ce qui arrive ? propose une allégorie percutante du deuil et de la résilience. Avec une image par page, des dialogues brefs et des couleurs réduites à des teintes ocres et sanguines, le récit utilise à merveille ces moyens élémentaires.Réalisé à la craie sèche de manière très dynamique, ce premier album signé Mehdi Melkhi présage de grands desseins.
« Tu vois, je le regarde, je me dis qu'il va s'arrêter de briller, que la terre va geler, que nous allons tous mourir, et je m'en fous, parce qu'on n'a pas de patrimoine... »Petit livre de dessins à l'humour acerbe, Pingouins brosse d'un trait vif le portrait d'une société de palmipèdes gentiment désespérés. La vacuité de la banquise est le théâtre d'inventions absurdes : du vélo à la religion en passant par l'art et les glaçons, ces oiseaux cloués au sol expérimentent joyeusement les bienfaits de la civilisation bipède. Leur recul critique est jubilatoire et étrangement subtil.Initiée en 1996, puis publiée en deux courts volumes par treize étrange, cette série de cartoons marque les débuts de L.L. de Mars, auteur prolifique et touche-à-tout. Si le ton et le traitement diffèrent nettement de ses travaux récents, bon nombre de ses thèmes de prédilection sont déjà là : mine de rien, à travers ses Pingouins, L.L. de mars questionne l'art, les croyances ou la mort.
Utant pour l'auteur que pour le lecteur ou l'héroïne, Comment Betty vint au monde est une expérience radicale. Fusion entre dessins classiques, peintureexpressionniste et historiette pour enfants, le premier récit en couleurs de L.L. de Mars conte les aspirations d'une jeune fille à se construire elle-même. Débordants, les désirs de Betty se heurtent aux bien-pensants, famille, artistes et autre faux dieux étouffant tout embryon de création. C'est en déconstruisant et réinventant les codes du médium que l'auteur offre à cette enfance, au lecteur et à la bande dessinée, le sérieux (et la jouissance) qu'on leur refuse. Le fil de cette quête consume les pages, mots et cases mêmes de l'histoire jusqu'à une chute inévitable.Le geste du peintre et une narration urgente se conjuguent dans une spontanéité fascinante qui fait vaciller les normes. Du déchiffrage de cette ode pamphlétaire naît une infinité de lectures et d'échos, de la Comtesse de Ségur à Jean-Michel Bertoyas, de Will Eisner à Fragonard.
Cité irréelle rassemble cinq histoires où il est question de passion et de haine, d'amour et de cruauté, d'hommes et de femmes jouant au chat et à la souris, cinq histoires déstabilisantes où, comme dans un film de David Lynch, les apparences sont souvent trompeuses. L'auteur s'amuse à plonger ses personnages tourmentés dans un univers mouvant, plein de chausse-trappes. Pour retranscrire les émotions complexes et parfois contradictoires qu'ils ressentent, il met en oeuvre des structures narratives sophistiquées. Il construit ainsi un des récits comme un ruban de Moebius, donne à un autre une structure en miroir, il alterne les points de vue et multiplie les faux-semblants tout en restant toujours assez clair pour ne pas perdre le lecteur. Le graphisme de Bryant impressionne nos rétines par sa finesse, sa précision et sa diversité. Son trait n'est pas sans rappeler celui de Daniel Clowes (influence revendiquée, puisque celui-ci sert de modèle à un personnage), mais aussi celui de Steve Ditko ou encore des cartoons Hanna-Barbera. Cité irréelle est le premier livre de l'auteur américain DJ Bryant, diplômé de l'Art Institute de Seattle.
Habitant d'une ville fantôme que l'on situerait volontiers au sud des États-Unis, Larry, la trentaine, survole la banalité du quotidien : entre un patron alcoolique, un père disparu, une chambre chez sa mère, il se laisse porter par ses rêves d'enfant, accroché à ses fantasmes de voyages stellaires et à la compagnie de Teddy, ours en peluche sentencieux.Dans la même ville se trouve Alice, jeune femme solitaire qui sent que sa vie tourne en rond. Pour tuer l'ennui, Alice joue tous les jours de l'orgue dans une église... vide. Mais tout comme Larry, elle a ses rêves : fonder une famille, avoir un enfant.Tandis qu'un astre mystérieux se rapproche du système solaire, un soir passé dans une laverie automatique à contempler tournoyer chaussettes et culottes réunit Alice et Larry : les premiers pas de leur histoire chamboulent la monotonie insouciante de Larry. Tourmenté par la peur de l'inconnu, il vit la nuit qu'ils passent ensemble comme une épopée cosmique, Aurélien Maury constituant un univers symbolique où trous noirs, vaisseaux et failles temporelles guident ce cosmonaute allégorique vers sa propre destinée.
Un beau jour du XVII siècle, le facétieux mathématicien Pierre de Fermat écrivit dans les marges d'un livre : «J'ai trouvé une solution merveilleuse, mais la place me manque ici pour la développer. » Un énoncé fort simple pour un théorème qui sera démontré... plus de trois siècles plus tard par le mathématicien anglais Andrew Wiles. Alexandre Kha délaisse le temps d'un court album le genre fantastique pour une approche plus documentaire, s'apparentant à sontravail pour la revue Topo. En retraçant l'histoire de ce théorème mythique, c'est une histoire des mathématiques en accéléré que nous délivre Alexandre Kha, mais c'est aussi pour lui l'occasion de relater une série de destins romanesques, une galerie de portraits de personnages en quête d'absolu, allant de l'anarchiste matheux Évariste Galois à Sophie Germain en passant par Paul Wolfskehl, que le théorème sauva du suicide. Adoptant un trait plus épuré qu'à l'accoutumée, Alexandre Kha s'essaie à des mises en page élaborées et propose des métaphores graphiques percutantes aux concepts présentés, tout en restant parfaitement lisible. À noter que ce récit figurera dans l'exposition permanente de la maison natale de Pierre de Fermat à Beaumont-de-Lomagne.
À première vue, le monde de Mauretania ressemble au nôtre. On y prend le bus ; on y enchaîne les petits boulots ; on s'y remémore le passé avec nostalgie... Mais plus on le regarde de près, plus il paraît étrange. On y croise un détective enquêtant sur des immeubles qui disparaissent du jour au lendemain ; on tombe au coin de la rue sur une arche romaine qui semble avoir été construite la veille ; on y rencontre enfin « Monitor II », personnage énigmatique investi d'une lourde mission : veiller à l'équilibre du monde... Cette anthologie réunit de nombreux récits publiés à l'origine au Royaume-Uni entre 1985 et 1990 dans lesquels les règles du temps et de l'espace, ainsi que de la causalité sont malmenées, tordues, jusqu'à l'absurde. On voit poindre dans Mauretania des ingrédients issus du récit de genre - on y trouve par exemple des éléments de science-fiction, des enquêtes policières... - et un discret humour tout britannique. Mais de la même façon que le monde qu'il bâtit semble comme altéré, Chris Reynolds, que le dessinateur Seth décrit comme « l'auteur le plus sous-estimé des vingt dernières années », prend un malin plaisir à tordre les structures narratives classiques, à déjouer les attentes des lecteurs pour produire quelque chose d'indicible et de mystérieux.
La voie de l'éveil intérieur est longue et délicate. Sauf si l'on trouve un raccourci dans son sous-sol, via une machine à laver magique... C'est ce qui arrive à Daisy, une jeune adolescente nouvellement arrivée dans son lycée et qui a du mal à se faire des amis. Une dimension supérieure, pleine de vibrations étranges et de sensations bizarres, habituellement cachée et uniquement accessible aux esprits éclairés, devient son terrain de jeux sacré.Mais la pureté et l'innocence n'ayant qu'un temps, ce jardin d'Eden sera rapidement envahi et profané par d'autres, moins sensibles à sa fragilité. En 96 pages, Jesse Jacobs nous raconte cette fable new age de paradis perdu et d'enfants plus tout à fait innocents avec un dessin faussement naïf et une approche détonante des couleurs, opposant la monochromie de la réalité suburbaine subie par les personnages à la palette acidulée du monde artificiel dans lequel ils se réfugient. Comme dans ses autres ouvrages publiés chez Tanibis, les pages purement narratives sont entrecoupées de séquences fantasmagoriques dans lesquelles Jacobs, mêlant régularité géométrique et imagination psychédélique, donne à voir les créatures et les sensations indicibles qui peuplent cet espace secret. Sous la maison, initialement publié au Canada par Koyama Press, est le troisième roman graphique de Jesse Jacobs.
La nature, surtout dans sa version forêt vierge, n'est pas un terrain de jeux lumineux et accueillant. C'est au premier abord, pour les héros citadins de Safari Lune de Miel et leur guide aguerri, un repaire grouillant de créatures hostiles et de plantes toxiques que les brochures touristiques oublient en général de mentionner : araignées cyclopes, mille-pattes géants, anémones de terre, singes télépathes et autres insectes intrusifs. Même les paysages traversés par notre couple d'amoureux et leur guide sont déroutants, avec leurs anomalies spatio-temporelles ou leur construction digne d'un géomètre maniaque fan de M.C. Escher. Les aventures qui attendent nos personnages, entre action bien virile et séquences hallucinatoires, sont prétextes à décrire, en une élégante trichromie verte, une nature fantasmagorique qui se révélera être bien plus qu'un simple décor. Face à cet environnement déroutant, chaque membre du trio d'explorateurs-touristes réagira à sa façon, évoluant vers une acceptation mystique tendance New Age ou, au contraire, campant sur ses positions de citadin exigeant. Jardin d'enfant, Jardin d'Eden, ou monstrueux Jardin des Délices Boschien, chacun verra la nature avec des yeux nouveaux.Ici comme dans …Et Tu connaîtras l'Univers et les Dieux, la précédente fable cosmogonique de Jesse Jacobs, l'univers n'est ni entièrement hostile ni entièrement bon. Tout est lutte entre des principes opposés : Ablavar et Zantek, le bien et le mal, le vénéneux et le comestible ou encore le parasite...