François Henninger et Thomas Gosselin, tous deux par ailleurs auteurs complets, ont commencé ensemble ce feuilleton dans la dernière formule de la revue Lapin. Basé sur des faits historiques réels, agents doubles au sein des services secrets britanniques travaillant pour l'avènement d'une société communiste, l'intrigue et la manière de la raconter ne pourront néanmoins guère être pris comme classiques. Ces espions théorisent au-tant sur le prolétariat que sur l'homosexualité, le dessin oscille entre mini-malisme et extrême hachurage, les mises en pages sont d'une inventivité qui transforment cette fiction en prétexte. L'enjeu de cette bataille secrète devient celui de la bande dessinée dans laquelle nous sommes plongés, la désagrégation du signe correspondant à celle de l'univers connu. Que ce soit l'époque de la seconde guerre mondiale ou le monde d'aujourd'hui, Lutte des corps et chute des classes traite de la fin de l'Histoire, avec un humour et un modernisme rares.
Voici un ouvrage qui pourrait faire un cas d’école théorique : est-ce qu’un livre constitué d’un dessin par page, sans apparente continuité narrative, mais qui (malgré le fait que les protagonistes changent de visage) semble nous raconter quelque chose quand même, peut être considéré comme de la bande dessinée ? La bonne nouvelle, c’est que La Montagne de sucre est tellement au-delà de ces questions qu’elle les rend caduques. Sandrine Martin nous évoque, en autant de magnifiques petits tableaux au crayon, la ren-contre, les entrechats, l’idylle, la désillusion, la rupture. Parfois réalistes, parfois métaphoriques, oscillant entre le sublime et l’humour noir, Sandrine Martin nous offre tout simplement un extraordinaire livre sur l’amour.Ce qui, on en conviendra, n’est pas donné à tout le monde.
Le Rêveur captif est un livre particulier réalisé par un auteur au parcours aty-pique. Principal animateur de la revue Dorénavant entre 1985 et 1990, Barthélémy Schwartz y inventait une nouvelle forme d'(ultra) critique, fustigeant l'idéologie bédé et le storyboard de la production BD dominante, au profit de recherches sur une bande dessinée poétique qui exprimerait plutôt qu'elle ne raconterait. Après avoir délaissé la bande dessinée pendant 16 ans, il renoue avec ce langage à l'occasion d'un dialogue avec JC Menu dans L'Eprouvette, Schwartz propose avec Le Rêveur Captif une cartographie des rêves obses-sionnels de sa jeunesse, et panorama de souvenirs et de réflexions sur la bande dessinée.Fidèle à ses références d'avant-garde, notamment surréalistes et situation-nistes, et grâce à une technique mixte mêlant dessin, photographie et effets graphiques, Barthélémy Schwartz nous livre une expérimentation des plus fruc-tueuses sur le langage du 9e Art et sur son apport atypique : Je passais pour un martien dans le monde sage et policé de la bande dessinée. Gageons que ce soit toujours le cas.
Geneviève Castrée, dessinatrice et musicienne d’origine québécoise, a auparavant publié des recueils de dessins et un livre-disque (Pamplemoussi) chez l’Oie de Cravan, des disques chez K records et des planches dans Lapin. Susceptible, qui paraîtra simultanément en anglais chez Drawn & Quarterly, est son premier projet de longue haleine : résolument autobiographique, elle y fait le récit de son enfance, enchaînant les saynètes dont la dureté contraste avec un dessin et des lavis tout en finesse.Ayant grandi au Canada dans les années 80 et 90, Geneviève décrit une relation mère-fille difficile, voire extrême, et comment à l’âge de quinze ans, elle décide de partir retrouver son père, punk anglophone parti dans la nature.Susceptible est un témoignage aussi fort que fragile sur la naissance d’une sensibilité artistique à fleur de peau, et une forte pierre à l’édifice de la bande dessinée autobiographique, où intime et exorcisme ne sont pas des vains mots.
Depuis le comix underground Grit Bath des années 90, le parcours artistique de la dessinatrice américaine Renée French s'est métamorphosé, évoluant vers un registre éthéré que l'on pourrait qualifier de visionnaire. Avec une technique au crayon gris d'une finesse redoutable, Renée French fait apparaître, à l'instar d'un Jim Woodring, des images incroyables venues d'on ne sait quel inquiétant au-delà. Quand elle renoue avec la bande dessinée, c'est pour questionner la narration, creuser une atmosphère, dilater le temps du récit comme dans The Ticking (Toile de fond, L'Association).Avec Céphalées, Renée French pousse encore plus loin son épluchage de la narration, se plaçant à l'extrême limite de la bande dessinée : l'enjeu pour l'auteur était de représenter ce que lui inspiraient les migraines chroniques dont elle était l'objet (le titre original de l'édition américaine de Picture Box étant H Day, de headache). Deux suites d'images évoluent parallèlement à gauche et à droite du livre, tentant la représentation, l'exorcisme, et la guérison des céphalées.
À l'événement de Willem président d'Angoulême 2014, L'Apocalypse se devait de répondre par un autre événement : la première publication en français du tout premier livre de Willem. En effet, Billy the Kid était paru uniquement en néerlandais, en 1968, peu avant l'arrivée de Willem en France et chez Hara-Kiri. Billy the Kid est donc totalement inconnu en France et cette traduction montrera que l'un des plus féroces satiristes de ces cinq dernières décennies était déjà d'une virulence sans appel durant ses jeunes années.Billy the Kid est le nom d'un simple soldat au sein d'une colonie américaine traversant une Chine à laquelle les U.S.A ont déclaré la guerre. Billy vagravir les échelons de cette troupe, qui avance avec un chariot (traîné par des esclaves noirs) dans lequel la Liberté, la Justice et Sainte-Marie se prostituent pour ladite troupe. Les mises en page du jeune Willem sont à la fois teintées du Pop Art de l'époque et totalement innovatrices pour la bande dessinée. C'est donc un « roman graphique » tant précurseur qu'incendiaire que le public français va pouvoir découvrir, tout en redécouvrant Willem à sa juste valeur.
Dark Country est la nouvelle bande dessinée de Thomas Ott, adaptation du film du même nom du réalisateur et acteur américain Thomas Jane, et basée sur une his-toire de Tab Murphy. Thomas Ott a eu toute liberté pour réaliserà sa manière la partie graphic novel du livre américain sur le film, histoire tellement dans le style et les obsessions du maître de la carte à gratter suisse, que le statut particulier de ce récit n'en fait pas vraiment une exception au sein de son oeuvre. Dans la droite ligne de Cinema Panopticum ou de 73304-23-4153-6-96-8, ce road movie haletant et cauchemardesque ne décevra pas les amateurs du dessinateur le plus noir de sa génération, et on pourra apprécier à quel point sa technique graphique et sa maî-trise de la lumière se sont encore affinées avec ce Dark Country.
Avec La Bande Dessinée et son Double, sa thèse de Doctorat, JC Menu mettait à nu vingt ans d’explorations diverses, et analysait l’importance pour lui du fragmentaire et du polymorphisme. De cette remise à plat ne pouvait naturellement découler qu’un projet fragmentaire et polymorphe.Métamune Comix juxtaposera et entrecroisera donc tous les axes hétéroclites explorés par JC Menu dans le passé : l’autobiographie, la métafiction du Mont-Vérité, les chroniques musicales à la Lockgroove, l’expérimentation oubapienne, et divers fantômes qui ne demandaient qu’à revenir hanter le papier.L’ouvrage sera présenté comme la reliure d’un périodique imaginaire, un Mune Comix qui n’aurait jamais cessé de paraître depuis ses débuts en 1993. L’auteur et l’éditeur s’accorderont donc à tenter de faire exister ici un objet d’un type inconnu, et à y transmuter le langage de la Bande Dessinée en une forme de métaphysique populaire.