Que se passe-t-il quand la virtuosité du dessin de Lucas Varela se mêle à l'imagination prolifique de Diego Agrimbau ? Fruit de la rencontre de ces deux Argentins dans le cadre d'une résidence à la Maison des Auteurs d'Angoulême, Diagnostics rassemble six histoires courtes qui revisitent la tradition du récit de genre en suivant un fil conducteur singulier : la représentation de troubles mentaux à travers l'exploration des codes du neuvième art. Les protagonistes féminines de ces histoires souffrent de dérèglements sensoriels qui se reflètent ainsi dans le détournement des mécanismes traditionnels de la bande dessinée. Ainsi, les pouvoirs synesthésiques d'une enquêtrice lui permettent de déchiffrer les onomatopées qui flottent dans l'espace de la case, les planches de bande dessinée se révèlent de véritables prisons enfermant une jeune femme souffrant de claustrophobie tandis qu'une étudiante en lettres, frappée d'aphasie, ne comprend le discours d'autrui que lorsqu'elle le voit écrit sur un support.Alliant avec génie narration traditionnelle et expérimentation, le polar, la science-fiction et l'étrange constituent la toile de fond sur laquelle les auteurs jouent avec les contraintes narratives. Notamment inspirés par l'étrangeté des scénarios de la série The Twilight Zone ou de la revue Eerie – Lucas Varela et Diego Agrimbau utilisent la bande dessinée comme un laboratoire, faisant leur cobayes de ces héroïnes au bord de la folie.
Utant pour l'auteur que pour le lecteur ou l'héroïne, Comment Betty vint au monde est une expérience radicale. Fusion entre dessins classiques, peintureexpressionniste et historiette pour enfants, le premier récit en couleurs de L.L. de Mars conte les aspirations d'une jeune fille à se construire elle-même. Débordants, les désirs de Betty se heurtent aux bien-pensants, famille, artistes et autre faux dieux étouffant tout embryon de création. C'est en déconstruisant et réinventant les codes du médium que l'auteur offre à cette enfance, au lecteur et à la bande dessinée, le sérieux (et la jouissance) qu'on leur refuse. Le fil de cette quête consume les pages, mots et cases mêmes de l'histoire jusqu'à une chute inévitable.Le geste du peintre et une narration urgente se conjuguent dans une spontanéité fascinante qui fait vaciller les normes. Du déchiffrage de cette ode pamphlétaire naît une infinité de lectures et d'échos, de la Comtesse de Ségur à Jean-Michel Bertoyas, de Will Eisner à Fragonard.
Histoire d'amour impossible, Tremblez enfance Z46 suit tour à tour Hicham, travailleur d'un pays du nord, et sa femme Wassila, restée au sud, dans la course folle qui les sépare. À contre-courant des guerres et des accidents qui agitent l'univers policé et pixellisé dans lequel ils évoluent, les deux amoureux s'élancent l'un vers l'autre, convergeant vers Ville Frontière, zone surveillée et dangereuse où, espèrent-ils, ils se retrouveront. Mais l'urgence de leur rendez-vous est sans cesse reportée, plongeant le lecteur dans les abysses d'un monde vectoriel, onirique et dangereux. À raison d'une image par page, EMG démontre avec brio dans ce premier livre, la beauté et l'inventivité d'une bande dessinée 100% électronique, nourrissant cette fable sur l'immigration de parti-pris radicaux et d'innombrables inventions formelles, la moindre n'étant pas son étonnante structure de livre-miroir : les deux parties du livre narrent les périples des deux protagonistes dans des temporalités inversées, la fin du récit se situant au milieu de l'ouvrage, condamnant nos personnages-rubans à ne s'éprendre qu'en rêve.
Six ans après son dernier opus War Songs, Ivan Brun revient à la bande dessinée avec un récit ambitieux mêlant critique sociale, polar et fantastique. Michel, jeune fonctionnaire borderline croise à Lyon Domingues, ancien mercenaire au Mozambique reconverti dans le proxénétisme. Quelques heures plus tard, le trafiquant se défenestre d'une tour du quartier de la Part-Dieu, entraînant Michel dans une dérive hypnotique. Shooté en permanence à un cocktail d'antidépresseurs et de Côte du Rhône, celui-ci se retrouve, comme sous l'effet d'un sortilège, aspiré dans la vie passée de Domingues. Meurtres, trafic d'armes, réseau de prostitution, pillages et guerres civiles se révèlent à sa conscience implosée. On suit une sédimentation du récit alternant scènes africaines et errances lyonnaises. Le cortège d'atrocités que connaît l'Afrique postcoloniale est mis en regard avec la violence symbolique de la société occidentale, qu'elle instaure par le biais de l'urbanisme, du monde du travail ou encore de la psychiatrie. Submergé par ses démons, l'individu se désocialise complètement. Sa descenteaux enfers est d'autant plus terrible qu'elle n'est pavée que de faits documentés. D'un trait vif et charbonneux, Ivan Brun exprime toute la précision réaliste et politique de son travail à travers cette adaptation d'un roman de Tristan Perreton initialement publié en 2005.