Qui de nous n’aurait pas pleuré à la mort de Joli-Coeur ? Rappelez-vous, Joli-Coeur, le singe de Vitalis, musicien de rue, montreur de spectacles par les villages, avec son singe et son chien Capi. Sans Famille a été pour des milliers et milliers d’entre nous le livre de l’enfance, le grand livre de l’initiation. L’enfant trouvé, vendu par le méchant pour 40 francs au musicien errant, mais c’est celui qui lui apprendra à lire, chanter et jouer de la harpe. Nous vivions alors chacun dans nos villages. Le monde était inconnu. Perec lui aussi se gavera de ces livres comme Le tour de France de deux enfants, qui nous permettaient de savoir ce qu’il en était, au-delà de l’horizon visible. Vitalis va emmener Rémi de ville en ville, par les provinces, jusqu’à Paris. Il y aura la prison, l’injustice, et l’hiver avec la mort du petit singe. Puis Paris et cet aperçu sur l’enfer. Vitalis n’y survivra pas.L’orphelin s’en va seul, apprend tous les métiers. Il sera jardinier, il descendra dans la mine. Et puis le rejoindra Matta, Italien comme l’était Vitalis, musicien né, et avec qui la musique des rues revient au premier plan. Tout ce livre est une obsession de musique et chant. Dans le sombre roman de l’enfant volé, puis le long chemin des retrouvailles, souvent c'est la musique, et le spectacle, qui les sauveront. Comment ne pas renouer adulte avec Vitalis et Rémi ? La carte de France, par ses hommes et ses villages, est restée la même, sous l’immense humanité de ce texte. FB
La ville et son double Villes dressées aussi loin que possible. Il suffit, en fermant les yeux, d’imaginer l’autre côté de la Terre où l’on se trouve, et c’est là-bas, ces villes qui se réveillent quand ici la nuit vient de tomber — l’imaginaire d’un monde au travail dès la première aurore de la Terre, d’un monde né d’avant et plus ancien que nous, et plus nombreux, d’un monde plus rapide aussi, d’un monde qui mêle ces images, l’antiquité la plus haute et les modernités les plus féroces, des villes comme des précipités de tous les temps. Et nous de l’autre côté, on ne possède que des noms qui claquent comme des cris — comment se défaire de ces images ? Les tours de verre et les marchés d’épices, les carrioles tirées à bras au milieu des taxis, les vieillards qui ont connu l’Histoire et les traders en veste brune qui hurlent dans l’accélération insensée des nombres qu’on n’a pas le temps de compter et qu’on s’échange — au milieu de cela, la ville, cet amas de corps, de ferrailles, de vitrines qui reflètent des immeubles que reflètent d’autres vitrines traversées par des corps marchés dans son ventre, cette masse immobile qui fait mouvement en elle possède peut-être plus d’habitants qu’un seul pays, et tout ce ciel qu’elle repousse à mesure d’immeubles érigés pour mieux compter, dénombrer, vendre tout ce qui sera possible. Comment la voir ? De la photographie comme arme de poing — intercepter les lumières, inventer un cadre pour, non pas mettre la ville dedans, mais un regard. Jean-François Devillers est photographe, il vit à Shanghai : ce regard de la ville quand on l’habite devient l’usage même du temps, de l’espace quand il est saisi en travers soi pour mieux l’habiter. Des images de J.-F Devillers, la double perspective (son éthique nue, à l’os) : les prises de vue à hauteur d’épaule, corps qui passent, contemporains d’une présence, regardent à même distance que soi les paysages que la ville invente pour qu’on prenne mesure de sa hauteur, l’étagement du monde en érections puissantes, et qu’à la saleté vivante et joyeuse d’une ville à échelle humaine réponde la propreté nette, d’acier, lointaine, des tours où là-haut quelque chose nous regarde; et d’autres prises de vue, en hauteur cette fois, pour rendre gorge à la distance, regarder ce qui regarde, et voir de là-haut le sol qui ressemble à du ciel quand en bas on était. Texte de Pierre Vinclair qui tient du poème, de l’ekphrasis secrète, du récit aussi, ou du carnet de voyage, de cette forme libre que fabriquent les villes inconnues quand il s’agit de les dire tout en allant auprès d’elle, et comme un trajet, une trajectoire en compagnie, le partage de la ville qu’on rompt en deux, mais la part du poète, celle du photographe, ne sont pas celles que l’on croit. Lyrisme urbain, de la fièvre des passages se ressaisir et trouver langue : ici, c’est ce geste même, le nerf d’une parole rapide qui s’enroule autour et dedans les images en une même forme successivement reprise — distique, quatrain, tercet —, qui tiendrait à la fois de la ruine du sonnet, et de l’invention d’un haïku agrandi, ou quasi-doublé. En chacune ces formes, chapitres du récit, le débordement — qu’accentue un usage décentré de la parenthèse ouverte sur le vide, qu’exige une plongée sans cesse rejouée, l’épreuve d’un vertige. Chaque séquence serait comme une ville en elle-même conçue sur un terrain trop dense pour elle, et qu’enjamberait tours et quartiers, cherchant dans la verticalité de l’image et l’horizontalité du vers de quoi s’épandre et se bâtir tout entier, d’emportement et de vitesse, charriée d’antiques mémoires et en-allée dans le désir d’être au présent sa propre forme absolument moderne. AM